Le climat fait-il l’histoire ?
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Conférence, mardi 29 mars 2016, à l’invitation d’Alfi Malek, président de l’association Demeter, à l’occasion du colloque « Après la COP 21 – Transition énergétique et changement climatique, stabilité socio-économique en Euro-Méditerranée: Que faire ? », à l’European Business School, Paris.
Le défi : dresser en dix minutes une histoire des relations entre les humains et le climat. L’histoire mondiale commençant avec l’apparition des humains il y a environ trois millions d’années et courant jusqu’à notre futur proche, l’exercice et extrêmement dense. Je retiens quelques événements clés et passe sous silence nombre d’épisodes importants.
Nous sommes les enfants du climat
Moment fondateur. Nous sommes les enfants du climat. Le genre biologique de primates auquel nous appartenons, Homo, est né des convulsions climatiques que l’Afrique a traversées. Avant Homo, les premiers homininés se sont redressés et sont devenus bipèdes pour survivre dans la savane. Nous sommes un singe nu pour résister à la chaleur, avec des cheveux (plus ou moins) pour réguler le Soleil qui tape sur la tête. Un singe qui court, qui se tient droit. Un singe au gros cerveau, ancien fructivore devenu omnivore, avec des mains préhensiles capables de façonner des outils, des épaules articulées susceptibles de jeter au loin des projectiles… Cette synergie corporelle est la clé de notre succès évolutif. Elle semble devoir beaucoup aux alternances climatiques, d’aridité et d’humidité, qu’a traversé l’Afrique ces derniers millions d’années.
Nous avons franchi une nouvelle étape il y a quelques centaines de milliers d’années, avec le langage et le contrôle du feu. Nous avons exterminé l’essentiel des grands animaux, commencé à brûler la forêt. Le climat nous avait créé. Nous avons entrepris de l’altérer. Le cas emblématique est celui de l’Australie. Les premiers hommes y arrivent il y a au plus tôt 70 000 ans. Ils massacrent les grands animaux, des kangourous de trois mètres de haut, des wombats (tapirs marsupiaux) de la taille d’hippopotames… Ces grands herbivores régulaient la végétation en la broutant, en la fécondant par leurs excréments. Leur disparition multiplie les incendies naturels, détruit les biotopes. Les forêts clairsemées du centre de l’Australie se transforment en steppes arides, que l’homme fuit. Il faudra attendre plusieurs dizaines de millénaires avant que les Aborigènes retournent au centre de l’Australie, en s’adaptant au désert. Ceci parce qu’un réchauffement fait monter l’océan, submerge leurs côtes.
C’est à ce moment qu’un événement majeur prend place : la domestication du vivant. Son occurrence la plus connue se situe au Proche-Orient, et cette région du monde est au centre de nos préoccupations aujourd’hui. L’agriculture est attestée précisément à la fin du dernier épisode glaciaire, il y a 11 500 ans. Ensuite les champs ont grignoté le couvert végétal d’une partie du globe, altérant localement le climat, qui continuait aussi de varier naturellement.
À plusieurs reprises, des troubles climatiques semblent contribuer, parmi d’autres facteurs, à des effondrements civilisationnels. Rappelons que par définition, toute société agricole est extrêmement vulnérable à la moindre altération climatique. Une simple grêle peut rimer avec insécurité alimentaire. L’épisode de crise générale le plus marquant est attesté simultanément à une vague de froid il y a 8 200 ans – au sortir de laquelle est inventée l’irrigation. L’effondrement le plus impressionnant a frappé le Moyen-Orient il y a 3 200 ans. Décrit par l’archéologue Eric Cline, cet effondrement de la fin de l’âge du Bronze semble bien lié à des sécheresses, mais aussi à des séismes détruisant les villes, et à des facteurs sociaux, notamment la métallurgie du fer, qui modifie les conditions même de la guerre.
Une photo du film Mongol, de Sergei Bordov, très librement inspiré de la vie
de Gengis Khan. © Metropolitan Film
La guerre et la mousson
La guerre… Le climatologue David Zhang et son équipe estiment que l’essentiel des conflits ayant affecté la Chine depuis un millénaire sont statistiquement corrélés à des événements climatiques extrêmes. La logique est que des successions de sécheresses et d’hivers glaciaux (ce que l’historien Timothy Brook suggère d’appeler des bourbiers – slough in English) détruisent les récoltes, affaiblissent les autorités, poussent les paysans à la révolte, et les voisins, en l’occurrence les nomades des steppes, à l’invasion.
Plus généralement, à l’échelle de l’Asie et de l’Afrique orientale, les essors et effondrements de civilisations (je pense notamment à l’Empire khmer) semblent bien liés à certains événements climatiques cycliques, selon l’historien Philippe Beaujard. En cause, l’alternance la Niña/el Niño. Ce phénomène météorologique du Pacifique Sud régule les vents mondiaux. Il fait varier considérablement la mousson. Il a aussi aggravé l’an dernier notre ressenti du présent réchauffement. Et c’est enfin à lui que l’on pense en Amérique centrale (effondrement maya) et dans le Pacifique – par exemple quand les Polynésiens ont peuplé certaines îles, telle Pitcairn, puis ont dû les abandonner.
Le Triomphe de la Mort, de Pieter Bruegel l’Ancien (1562),
exposé au musée du Prado à Madrid.
L’avertissement du Petit Âge glaciaire
Le Petit Âge glaciaire a frappé le monde entier à la fin du 13e siècle. Un minuscule degré C de moins, quand on en attend trois ou quatre de plus d’ici un siècle. Rétrospectivement, entre 1300 et 1800, les hivers glaciaux et l’aridification de continents entiers ont entraîné d’énormes coûts démographiques. Les populations d’Europe et de Méditerranée ont vu leur taille moyenne chuter de 6 cm. Malnutries, elles sont devenues plus vulnérables aux épidémies. Vers 1440, la Peste noire en a emporté entre le tiers et la moitié.
Je vais tracer ce qui s’en est ensuivi à grands traits caricaturaux : plus rurale que le Moyen-Orient, l’Europe s’est montrée plus dynamique. Elle qui était jusque là en retard sur le monde musulman a pris la tête, notamment grâce à la découverte fortuite des Amériques, et à leur conquête non moins fortuite. Les Amériques se sont dépeuplées à l’arrivée des Blancs, qui ont leur apporté un cocktail létal de maladies inconnues auparavant. À l’arrivée de Colomb, il y avait probablement 50 millions d’Amérindiens. Un siècle plus tard, il n’en subsistait que 5 millions, incapables de s’opposer à l’invasion de leurs terres alors que le froid persistait.
Le 17e siècle a été celui de l’apocalypse climatique, le plus froid de l’histoire. Un seul exemple : mieux armés contre le froid, fuyant des steppes stérilisées par la glace, les envahisseurs mandchous terrassent l’Empire chinois des Ming en 1644, en proie à une interminable guerre civile. La population de la Chine, alors première puissance mondiale, semble chuter de moitié.
La Révolution française, rapporte-t-on, aurait été causée par la mauvaise récolte de 1787. Emmanuel Le Roy Ladurie, qui en bon historien français se méfie du déterminisme, préfère parler de gâchette climatique – trigger in english. Le climat est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La famine cristallise le mécontentement social, nourri par l’idéologie des Lumières, l’aspiration à plus de liberté…
En 1815 prend place l’éruption du volcan Tambora, en Indonésie. 100 à 200 km3 d’aérosols sont envoyés dans l’atmosphère, refroidissant le globe, sur trois ans, de trois degrés C. En France et en Angleterre, on dit des années 1815-1817 qu’elles ont été des années sans été. Dans le reste de l’Europe et jusqu’en Chine, on parle des années de la faim. Une exception : pour les Américains, ce furent les années gèle-à-mort.
Bienvenue dans l’Anthropocène
Le Monde entre ensuite dans un nouveau régime climatique. La combustion à grande échelle du charbon puis du pétrole aboutit de fait à réchauffer la planète, doucement d’abord, puis de plus en plus vite. Mais jusque dans les années 1960, la science nie que le réchauffement soit anthropique, alors que les indices le démontrant étaient déjà connus et publiés dès la fin du 19e siècle.
Le 19e siècle est aussi le moment où les sociétés d’Europe deviennent immunes aux aléas climatiques. Pour la première fois de l’histoire, une civilisation sort de la dépendance agricole immédiate. Une grêle, une sécheresse en Europe ? Qu’importe. Car la planète entière est colonisée ou sous influence et produit pour elle – on fera venir du blé d’Inde. Le revers, c’est ce que le philosophe Mike Davis appelle les « génocides coloniaux ». La faim emporte des dizaines de millions de personnes lors de trois grandes sécheresses mondiales dans la seconde moitié du 19e siècle, en Asie et en Afrique. Car les meilleurs champs sont réservés à la production agricole pour les métropoles d’Europe.
Aujourd’hui, un monde plus développé s’apprête à faire face aux conséquences du réchauffement climatique global, et plus largement à la destruction systématique des écosystèmes planétaires. C’est peu dire que nous y sommes peu préparés. Les mesures préconisées par la COP21, si même elles étaient respectées, ne permettront pas d’atteindre les objectifs fixés. Il faut aller d’urgence bien au-delà. La Chine l’a bien compris : le leadership de demain se jouera pour partie dans les énergies vertes. Mais le salut résidera surtout dans la sagesse : consommer moins d’énergie et à meilleur escient.
En conclusion, je voudrais citer le biologiste Jared Diamond et l’historien John R. McNeill. Le premier a discerné que, face à des bouleversements environnementaux, il y a les sociétés qui s’en sortent et celles qui s’effondrent. Le second a démontré qu’au cours du 20e siècle, les « sorties » réussies de stress environnementaux (préservation de la couche d’ozone, lutte contre le smog urbain…) ont bénéficié de la conjonction de trois facteurs :
1) une société démocratique et informée, dans laquelle les opinions publiques ont pu faire pression sur…
2) des politiques responsables et croyant en leur capacité à imposer de façon effective…
3) des normes contraignantes aux industriels, eux-mêmes convaincus que l’intérêt général était aussi leur intérêt propre.
Le climat fait-il l’histoire ?
Jusqu’ici, la réponse est non. Mais l’histoire nous montre que le climat dicte le champ des possibles, et que les sociétés, par leurs choix, s’adaptent ou périssent. Le climat peut être un vent mauvais, glacial ou brûlant. Mais il ne fait que dévoiler les faiblesses des sociétés humaines. C’est donc à nous de rendre notre civilisation résiliente. À nous de mettre en place les conditions de la survie de notre espèce.
Laurent Testot
Pour aller plus loin…
• Laurent Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, 2014.
• Gillen D’Arcy Wood, Tambora: The Eruption That Changed the World, Princeton UP, 2014. Recension par Laurent Testot, « 1815, l’année durant laquelle le climat changea ».
• Édouard Bard (dir.), L’Homme face au climat, Collège de France/Fayard, 2006.
• Philippe Beaujard, « Les changements climatiques et les cycles du système-monde », Blog Histoire globale, 29 novembre 2010.
• Vincent Boqueho, Les Civilisations à l’épreuve du climat, Dunod, 2012.
• Timothy Brook, The Troubled Empire. China in the Yuan and Ming dynasties, Harvard University Press, 2010 (trad. de l’anglais (Canada) par Odile Demange, Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, Payot, 2012). Présentation par l’auteur, « La Chine, matrice du monde moderne ».
• Eric H. Cline, 1177 B.C., The year civilization collapsed, Princeton University Press, 2014 (trad. de l’anglais (États-Unis) par Philippe Pignarre, 1177 avant JC, le jour où la civilisation s’est effondrée, La Découverte, 2015). Recension par Laurent Testot, « 1177 B.C., The year civilization collapsed ».
• Yves Coppens, Histoire de l’homme et Changements climatiques, Collège de France/Fayard, 2006.
• Alfred W. Crosby Jr, The Colombian Exchange. Biological and Cultural Consequences of 1492, Praeger, 30th Anniversary edition 2003.
• Mike Davis, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales – Aux origines du sous-développement, trad. de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry, La Découverte, 2003.
• Frédéric Denhez, Une brève histoire du climat, L’Œil Neuf, 2008.
• Jared Diamond, Effondrement.Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, 2005, trad. fr. Agnès Botz et Jean-Luc Fidel, Gallimard, 2006, rééd. 2009.
• Chris Johnson, Australia’s Mammal Extinction: A 50 000 Year History, Cambridge University Press, 2006. Recension par Laurent Testot, « Ce que l’homme a fait de l’Australie ».
• Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat. T. I : Canicules et glaciers (XIIIe-XVIIIe siècles) ; T. II : Disettes et révolutions 1740-1860 ; T. III : Le Réchauffement de 1860 à nos jours, Fayard, 2004-2009.
• John R. McNeill, Du nouveau sous le Soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle, 2001, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Beaugrand, Champ Vallon, 2011.
• William H. McNeill, Plagues and People, Anchor, 1977.
• Steven Mithen, After the Ice: A Global Human History, 20.000-5.000 BC, Weidenfeld and Nicholson, 2003, rééd. Harvard University Press, 2006.
• Geoffrey Parker, Global Crisis: War, Climate Change and Catastrophe in the Seventeenth Century, Yale University Press, 2013.
• Joseph A. Tainter (dir.), L’Effondrement des Sociétés Complexes, 1990, trad. fr. Jean-François Goulon, Le Retour aux sources, 2013.
• David Zhang, Jane Zhang, Harry F. Lee, Yuan-Qing He, « Climate change and war frequency in Eastern China over the last millennium », Human Ecology, vol. 35, n° 4, août 2007. Consultable sur http://link.springer.com/article/10.1007%2Fs10745-007-9115-8